lundi 25 mars 2024

Fort Desaix, Martinique (archive)

 


 

 

mardi 27 février 2018
Fort Desaix



Dans un village du Loiret.

Un récent billet de Maxime Tandonnet, une carte postale envoyée de Fort-de-France sur son blog personnel , réveille en moi de vieux souvenirs.
Il y a 37 ans environ, je recevais ma convocation pour les trois jours, convocation accompagnée de toute une documentation ventant les différents corps d'armée. Contrairement à bien de mes camarades de l'époque, je ne voyais aucune objection à accomplir mon devoir. Il faut dire que je n'étais pas comme beaucoup d'entre eux engagé ni dans la drogue, ni dans l'alcool, dans un travail d'esclave, encore moins dans l'amour de ma vie comme l'a si bien moqué Saint-Exupéry dans Terre des Hommes. L'argument selon lequel "j'allais perdre mon temps" me paraissait discutable sinon faux . Aussi le soir, avant de m'endormir, bien décidé à le faire ce service militaire, je parcourais les brochures qui devaient affiner mon choix.
Et c'est ainsi qu'un dimanche, devant le poulet rôti, j'annonçais à mes parents que j'allai faire les paras. Il y eu comme un blanc. Un blanc rompu par un bruit de couverts tombant sur l’assiette de ma mère.
- tu ne vas pas faire ça quand même ?
- et pourquoi pas ?
Je tentais vainement une justification.
Mon père ne se prononçait pas. Il avait tiré de sa boite une allumette et se curait les dents, songeur, les yeux au plafond.  Je le regardais faire. Nous avions renoncé à lui apprendre les bonnes manières. Tout chez lui disait qu'il avait grandi avec les vaches et les cochons, qu'il en était assez fier. Quand bien même aurait-il voulu y changer quelque-chose que ses souliers sentiraient toujours la bouse. Il remis l'allumette dans sa boite, se servi un verre de rouge, rinça le tout et se tut.  Mais ma mère avait tout de suite eu la vision de son fils tombant en torche avec dans son dos un parachute cent fois raccommodé, bon pour la réforme. Elle me voyait dans ces gros avions, ces Transall bourdonnant dont on ne sait jamais quand les moteurs vont s'arrêter, caler, en finir avec une apesanteur illogique, s'écraser. Elle cauchemardait.
Les jours suivant furent sinistres. Il était devenu clair que je la torturais. Dans ma chambre je lisais et relisais les différents dépliants.
Un jour où nous étions de nouveau à table je fis part de ma décision, irrévocable cette fois-ci, à même de tarir les larmes maternelles :
- je ne ferai pas les paras : je pars pour  l'Afrique ou les Antilles avec un contrat EVSOM de deux ans.
- E...
- EVSOM, engagé volontaire pour servir outre-mer. C'est ferme et définitif.
Mon père se racla la gorge :
- il y a des opportunités dans l'armée.
Ce fut tout. Il se leva et débarrassa la table, ce qui était contraire à ses habitudes.
L'affaire était entendue, le compromis acté.  Mais j'ignorais encore que cette décision allait déterminer le reste de ma vie.

Perpignan.

La mémoire est sélective et la mienne a presque effacé ces deux mois dont il est vrai il n'y a pas grand-chose à retenir sinon des humiliations bien inutiles. C'était un peu avant ou après mai 81 et je votais pour la première fois contribuant à l’avènement de Tonton. Cloué au fond d'un lit d'une infirmerie je venais de recevoir le paquet groupé (le package on dirait aujourd'hui) des vaccins indispensables pour partir sous les tropiques et l'encaissais mal : tout mon corps de 58 kl se révoltait, tremblait, alternait entre la fièvre et la glaciation. C'était la dernière étape avant mon départ de Roissy. Que reste-t-il de ces deux mois ? Des marches dans les Pyrénées, le souvenir de cet Alsacien trop gras dans une côte caillouteuse, suant, gémissant qu'il n'en peut plus, une jeep qui le redescend vers la ville ; pour lui c'est fini . Une bergerie à la tombée de la nuit perdue dans la montagne, un camion qui apporte des ballots de paille pour en recouvrir le sol et le lieutenant qui ricane, son sac à dos bien ouvert laissant apparaître les vieux journaux dont il l'avait gonflé pour la marche :
- voila la paille pour les bœufs !
Ce même lieutenant qui nous passe en revue le matin :
- mais c'est quoi ce bataillon de pédés qu'on me demande de former ? Il crache et nous fusille d'un regard méprisant.
C'est vrai que pour beaucoup nous sommes assez ridicules dans nos shorts trop larges, nos vestes trop grandes ; à nos ceinturons il manque des trous. Lui s'est fait tailler une veste cintrée qui lui tombe pile poil au-dessus du cul et un short bien moulant qui met en valeur sa virilité (bourrée elle aussi au papier journal ?), ses jambes musclées et bronzées. Se rend-il seulement compte qu'accoutré de la sorte il devient lui-même objet de fantasmes homosexuels ? Pédé toi-même va !
Adieu Perpignan...

Fort-de-France.

L'avion s'est posé à l'aéroport de Fort-de-France Lamentin à la tombée de la nuit (mais la nuit tombant tout au long de l'année vers 18h peut-on parler encore de nuit ?). En descendant sur le tarmac je fus saisi par une sensation d'étouffement tant l'air était moite, saturé d'humidité. Crapauds et insectes nocturnes nous faisaient un concert de bienvenue, des odeurs nouvelles que j'aurais bien été en peine d'identifier me parvenaient par vagues. J'aurais dû être heureux d'être là mais dans l'avion la rumeur avait enflé que ce n'était pour nous peut-être qu'une étape, que nous allions devoir à nouveau passer devant un officier orienteur qui se chargerait de nous dispatcher qui en Guadeloupe, qui en Guyane, l'avis général étant que les plus chanceux seraient ceux qui resteraient en Martinique. De la Guyane il n'y avait rien de bon à attendre : des expéditions dans la forêt tropicale, dormir dans des hamacs, marcher, encore marcher. Certains, bien informés apparemment, racontaient les cas de ces jeunes qui repartaient pour la métropole bouffés aux moustiques, défigurés, la peau marbrée par des champignons microscopiques quand ils n'étaient pas infectés par la bilharziose ; on les nommait pudiquement "les rapatriés sanitaires". Une incertitude pesante avait fait place à l'enthousiasme du départ.

On s'habitue vite. Plier, déplier la moustiquaire, aller à la douche en chassant du pied les ravets qui squattent la cuvette, attendre...
Dans la chambrée j'avais trouvé ma place près de la porte et de la passerelle qui donnait sur la cour. Mes nouveaux camarades m'avaient plutôt bien accueilli et deux ou trois se révélèrent par la suite plus que des camarades. Mais nous étions arrivés depuis près de 48 h et n'étions toujours pas fixés sur notre sort. Après tout peut-être était-ce là notre destination finale ?

Je suis dans le bureau de l'officier orienteur. Il a le nez plongé dans mon dossier et, sans relever la tête me demande :
- qu'est-ce qu'on vous a dit à Paris ?
- on m'a dit qu'avec mes compétences...
Il ne me laisse pas terminer, lève les bras au ciel façon Général De Gaulle et s'exclame :
- vos compétences ! Vos compétences !....
Il n'ajoute pas qu'il en a rien à foutre de mes compétences, qu'il les voit voisines de zéro, ce serait superflu. Il replonge dans mon dossier que je n'imaginais pas si long. Son stylo tournoie au-dessus des pages, s'arrête sur une ligne, coche une case. Visiblement je lui pose un problème. J'ai des sueurs froides qui me dégoulinent sous les aisselles. Mon compte est bon : demain je pars pour Cayenne.
- vous savez taper à la machine ?
- ...non...
- et bien vous apprendrez !
Encore quelques griffouilages, signature, coups de tampon, et voila comment je suis devenu secrétaire du chef de corps, le lieutenant-colonel L.

Enfin secrétaire du chef de corps c'est beaucoup dire. En y repensant je crois pouvoir dire que l'officier m'avait parfaitement jaugé, qu'il n'était pas orienteur pour rien, qu'il avait créé pour moi un emploi fictif en quelque sorte. Je n'ai jamais appris à taper à la machine : le secrétariat disposait d'une secrétaire civile qui faisait ça très bien. Dans le fond du bureau on avait trouvé une place pour une petite table et une chaise où je venais tous les matins prendre mon service à six heures (après-midi antillaise oblige). Mon travail consistait à ouvrir le courrier, sauf celui qui était estampillé "confidentiel défense". C'est vous dire si j'étais débordé... Au fond si je devais faire une comparaison, je dirais que l'on m'avait mis là un peu comme un prématuré dans une couveuse, à l'abri. On avait pour moi qu'indulgence et bienveillance. On semblait ne pas voir quand mes cheveux dépassaient la taille réglementaire, tout juste me faisait-on la remarque quand mon menton parfois grisonnait.

Le matin vers 9h le commandant J. entrait dans la pièce et me faisait signe de le rejoindre. Dans le couloir il me donnait quelques pièces en me disant : "il y a aussi pour la votre". Alors je quittais les bureaux, empruntais lentement, sans me presser, le chemin qui remonte vers la route du Morne Desaix. Là, à l'ombre d'un bosquet, se tenait tous les jours une vieille martiniquaise en habits madras traditionnels assise sur un pliant avec devant elle une bassine en plastique bleu et sur son côté une glacière. Dans la bassine marinait de la morue et des oignons dans une huile pimentée. Le rituel avait beau être quotidien, je salivais en la voyant couper le pain, mouiller la mie d'un peu d'huile, étaler les oignons puis la morue grossièrement dessalée. De toutes les curiosités qu'il m'a été offert de goûter durant mon séjour, c'est ce simple sandwich que j'ai le plus regretté à mon retour en métropole. Puis elle sortait deux bières de la glacière.
Sur le chemin du retour je marchais d'un pas plus rapide : le commandant n'aimais pas la bière tiède.

Sans vouloir enjoliver le passé ou verser dans un sentimentalisme béat, je crois pouvoir dire que je coulais des jours heureux. Même quand j'eus à tâter de la paille humide des cachots (en fait une petite cellule de béton sans sanitaires avec une minuscule ouverture grillagée pour laisser entrer un peu de la lumière du jour) l'affaire tourna malgré tout à mon avantage.




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Mais en gens bien élevés tout de même...