D'aucuns diront que ça sent un peu trop "la peau de chagrin" remaquillée, et ils auront raison. Mais j'aime bien malgré tout :
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À l'emplacement exact de la baraque de Cyril, un horloger venu d'Orient, converti à la religion du Christ et qui faisait montre de "grand- piété" s'était installé. Il confectionnait, vendait et réparait des mécanismes, à l'époque fort précieux et rares, destinés à fractionner le fil des heures.
Sa clientèle ne pouvait être recrutée que parmi les nobles ou les riches négociants. Tristan l'Hermite, qui habitait un hôtel tout proche, appréciait l'habilité de l'horloger et l'avait pris sous sa protection.
Le commerce des horloges prospérait. L'Oriental avait répudié son nom barbare et se faisait appeler Oswald Biber. (Ce qui désigne un castor, de même que l'ancien mot français "Bièvre".) L'astucieux homme vivait chichement, et cependant on le savait devenu fort riche. Entre temps, des Bohémiens que l'on avait refoulés de la Cité établirent leurs campements aux alentours de Port-aux-Bûches. Ils lisaient l'avenir dans le sable remué du bout d'un bâton, dans les mains des femmes et les yeux des enfants.
Des prélats s'émurent et crièrent à la magie. Mais il n'y avait point dans tout le port assez de bois pour brûler tous ceux qu'à tort ou à raison on eût taxés de sorcellerie. Les bohémiens, on disait alors "Egyptiens" entretenaient avec l'horloger des relations de bon voisinage. C'est peut-être à cause de cela qu'une rumeur prit corps et s'affirma, selon laquelle le pieux Biber était en réalité détenteur de secrets interdits. Avec le temps, il fallut bien en convenir.
Certains de ses clients, les plus vieux et les plus fortunés, semblaient ressentir de moins en moins le poids des années. Ils rajdésormais t, et des vieillards virent avec étonnement ceux qu'ils croyaient leurs contemporains redevenir des hommes dans la force de l'âge...
Ont sut que Biber, en grand mystère, avait construit pour eux des horloges qui ne se souciaient peu d'indiquer les heures : elles tournaient à l'envers. Celui dont le nom était gravé sur les arbres des rouages voyait son sort lié à celui de l'objet. Il revenait sur ses pas, parcourait à rebours la tranche d'existence déjà accomplie, il rajeunissait.
Une confrérie s'était formée entre les bénéficiaires du merveilleux secret. De nombreuses années s'écoulèrent...
Et puis un jour, Oswald Biber reçu la visite de ses clients rassemblés. Il le supplièrent : "Ne pouvez-vous faire en sorte que les mécanismes maîtres de nos vies marchent désormais à l'endroit ?"
- Hélas ! Ceci m'est impossible... Estimez-vous heureux cependant : vous seriez tous trépassés depuis bien longtemps si je ne vous avais traités de la sorte....
- Mais nous ne voulons plus rajeunir ! Nous appréhendons l'adolescence, l'inconsciente jeunesse, la nuit de la prime enfance, et l'aboutissement inéluctable où nous rejoindrons les limbes... Nous ne pouvons supporter l'obsession de la date implacable, la date écrite de notre mort...
- Je ne puis plus rien, plus rien faire pour vous...
- Mais pourquoi, vous que nous connaissons depuis tant d'années, nous apparaissez-vous toujours sous le même aspect ? Il semble que vous n'ayez pas d'âge...
- Parce que le maître que j'eus à Venise, en des temps très lointains et qui ne m'a point, ce que je déplore, infusé toute sa science, a construit pour moi l'horloge que voici. Les aiguilles tournent alternativement vers la gauche et vers la droite... Je vieillis et rajeunis d'un jour sur deux...
Enchantements sur Paris, Jacques Yonnet, Denoël 1957