dimanche 5 février 2023
Au Rose-Bonbon
Paris le 7 mai 1984, 21h.
J'entre chez "Léon de Bruxelles".
Comme je suis seulâbre, d'autorité je me dirige vers une petite table près de la baie vitrée, qui donne sur le Montparnasse et la rue de l'Arrivée. Le serveur arrive avec un menu sous le bras, mais comme le set de table plastifié en est un aussi de menu, j'ai déjà fait mon choix.
- ce sera des moules marinières et une bouteille de Muscadet.
Léon de Bruxelles, pour un amateur de moules-frites comme mézigue, c'est un pis-aller : les moules y sont généralement trop cuites, voire desséchées, les frites trop molles.
Dehors la nuit commence à tomber. Je regarde les gens aller et venir sur le boulevard, faire la queue devant le Gaumont. Dans une poche de mon perfecto, j'ai une invitation à une soirée privée au Rose-Bonbon. Qui me l'a offerte ? Ça je ne saurais le dire. À cette époque j'ai dans Paname tout un petit réseau qui m'ouvre bien des portes. L'invitation précise que la soirée démarrera à 22h30, mais il n'y a que les ploucs pour arriver si tôt.
Les moules furent sans surprise, conformes à ce que j'en attendais : ratatinées avec quelques éclats d'oignons qui, sur ce coquillage, évoquaient une maladie vénérienne, pas le moindre bout de persil. le Muscadet en revanche était parfait. À 35 francs la boutanche, c'est le contraire qui aurait été regrettable.
Le temps s'écoule lentement. Sur le boulevard la nuit est tombée. J'allume une Balto. Je vois bien que le serveur aimerait me voir déguerpir, céder la place, alors pour le faire patienter, lui redonner le sourire, je commande une deuxième bouteille de Muscadet.
23 heures. Légèrement grisé je sors de chez Léon et me dirige vers la rue de Rennes. La nuit est douce, printanière. Suis-je abusé par mes sens ? Il me semble discerner dans l'air des parfums de lilas, de chèvrefeuille. Et pourquoi pas après-tout ? Ça n'aurait rien d'étonnant au fond : ils viendraient de très loin, seraient entrés dans Paris par la porte des Lilas justement. Ma personnalité ultra-sensorielle me ferait le cadeau de ces effluves subtils et discrèts. Avant que le tabac me nique l'odorat et le goût, j'ai toujours été sensible aux odeurs. L'enfant solitaire que j'étais, aimait croquer les fleurs et les baies sauvages, les sentir à m'en bourrer le pif. Il m'aura fallu un ange-gardien, fidèle et vigilant, pour écarter ma main des plus dangereuses. Je me souviens d'un sentier, juste en face de chez nous. Je l'empruntais souvent, surtout les jours de vent. Après une grosse demi-heure de marche, il y avait une vallée, ondulée, qui était comme un miracle dans ce pays si plat. Et, sur la gauche, un grand bois de pins bicentenaires. J'adorais par-dessus tout m'allonger dans le tapis d'aiguilles, humer la résine, écouter chanter le vent dans les cimes, qui s'agitaient, la-haut, jusqu'au vertige.
J'avais pratiquement descendu la rue de Rennes. J'ai bifurqué sur la droite, dans cette rue dont le nom m'échappe, là où il y avait autrefois la boutique Burberrys si tu vois. Puis je me suis engouffré dans la station Odéon, prochain arrêt le Rose-Bonbon.
Au Rose-Bonbon il fait une chaleur d'enfer. Je m'avise très vite que tout le monde est plus ou moins à oil-P. Les enceintes crachent de vieux standards indochinois bien sirupeux, de ceux qui s'écoutaient du côté de Saïgon au temps béni des colonies, mais remixés (voir ou écouter plus bas pour en avoir une idée). Ne manquait plus que les vapeurs d'opium. Je me dirige vers l'endroit où je me sens le mieux dans ce genre de situation : le bar. Un mignon en tenue de soubrette s'avance vers moi.
- et pour le jeune homme qu'est-ce que ça sera ?
Le jeune homme sait d’expérience que pour sortir à peu près indemne de ce genre de soirée, il faut garder son couloir, éviter les embardées. Je commande un Muscadet.
- un Muscadet ? Il lève les yeux au ciel... Mais enfin voyons vous êtes au Rose-Bonbon ici ! Pas à Joinville ! Nous avons un excellent Champagne...
Va pour le Champagne alors. Ou apparenté. Un truc avec des bulles, ça c'est certain, un peu tiédasse tout de même...
Devant moi, derrière les étagères en verre et les bouteilles d'alcool, il y a un immense miroir. Entre la bouteille de Glenfiddich et la Vodka bison, j'ai un panorama assez complet de se qui se passe dans mon dos. En gros ça se tripote, ça se suçote, ça baisouille. Malgré la musique on entend parfois des râles, des soupirs et des exclamations ; un Bataclan où le foutre aurait remplacé le sang. Bref, c'est une partouze. Je reconnais un célèbre présentateur télé, appliqué à caresser langoureusement l'entre-jambe d'un patron de chaîne non moins célèbre. Le matin même il venait d'apprendre qu'il ne serait pas reconduit à l'antenne à la rentrée prochaine, alors il travaillait son avenir...
Puis je l'ai vu arriver. En bas-résille et porte-jarretelle, elle se dirigeait droit vers moi. J'étais sa proie. Ses seins étaient essorés, comme ceux d'une Africaine qui aurait allaité trop longtemps une fratrie de dix, plus ceux de la voisine les jours de pénurie. Elle a posé une main sur mon épaule. Il se dégageait d'elle une odeur de sueur et de talc pour bébés, qui m'a rappelé celle de ma mémé de la rue des Pyrénées.
- on veut garder un bon souvenir de cette soirée jeune homme ?
C'est à ce moment là que j'ai senti que les moules de Léon commençaient à me reprocher : j'avais besoin d'un peu d'air frais.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Lâchez-vous !
Mais en gens bien élevés tout de même...