samedi 23 mars 2024

Souvenirs de bistrots (archive)




vendredi 4 juin 2021
Souvenirs de bistrots


 

 

J'ai seize ou dix-sept ans, j'entre avec "S", mon ami de toujours, à "La Godasse".

La Godasse a pour enseigne, dans ce petit trou perdu, une canne de bois avec une ficelle. Et au bout une godasse. Pardi...

Il règne à "La Godasse" une perpétuelle odeur de tabac brun, Johnny hurle "Gabrielle" ou "Que je t'aime". Et quand je glisse une pièce dans le juke-box, que Souchon ou Voulsy prennent la relève, on me regarde bizarrement, avec un sourire en coin. Quoi ? Il n'y a qu'Edwige, derrière le bar, qui semble me comprendre : Rockcollection ça lui va bien, soulage ses tympans. Edwige, c'est tout un poème. De dos, quand elle range les verres, c'est une silhouette délicieuse, de  longs cheveux châtains qui lui tombent sur un petit cul adorable ; de face, c'est aussi charmant, s'il n'était ce visage ravagé par une acné envahissante, dévorante, qui fait penser à une maladie honteuse, elle qui a le même âge que nous. Elle est notre seul fantasme à des kilomètres à la ronde. Sa mère ne la perd jamais de vue.

- C'est ta partie...

Je pose ma Balto sur la glace, à côté du truc qui envoie la boule.

Clac... clac... clac clac clac !... clac... bing ! Partie gratuite... clac..., fourchette...., clac... C'est fini. Mon clope s'est consumé, laissant une trainée brune sur le verre.

- Edwige, une autre "16" s'il te plait !

.......................................................................................................

Avec "S" nous sommes à la ville, là où il y a le marché et le Prisunic. Au café du Nord on se refait une santé à coups de Picon-bière. Au troisième, il me dit que sa mère doit être au Péché-Mignon, m'invite à la rejoindre.

Elle est devant une tasse de thé. "S" s'assoit à côté d'elle, lui caresse son genou, doré au carotène. "S" et sa mère ont toujours eu des rapports étonnants, dérangeants. Elle nous propose du chocolat chaud et de la brioche, ce que je décline tout de suite et que "S" accepte volontiers. Ça aussi ça m'étonne : comment s'enfiler du chocolat chaud après du Picon-bière ? C'est gerbatif !

Le café du Nord est aujourd'hui une banque, le Péché-Mignon un kébab.

..........................................................................................

Je suis parti au soleil tombant, sur un vieux clou dont j'avais regonflé les pneus dans l'après-midi. Après une dizaine de kilomètres d'une petite route enchanteresse, j'arrive essoufflé au sommet d'un col. En bas dans la vallée, le village de "G...", déjà dans la pénombre. Je m'arrête pour le contempler. Immobile, immortel, il donne l'impression d'un voyage dans le temps. Puis je dévale en roues libres la côte sinueuse jusqu'à lui. Sur la petite place le café est très animé. Je me joins, un peu à l'écart, à une réunion de chasseurs. Nous sommes en aout et l'on programme ici la prochaine saison. Aux portes de la grange voisine il y a des trophées accrochés : pattes de biches, de sangliers. Comme eux je commande un pastis. Ça tombe bien le patron n'a que ça à offrir.

- Et le monsieur, il en reprend un ?

- Bien volontiers, merci...

Quelques minutes plus tard :

- Et le monsieur, il en reprend un ?

- Bien volontiers, merci...

Une heure plus tard :

- Et le monsieur...

- Ah non ! Cette fois-ci c'est la mienne si vous me permettez !

Il va être onze heures. Le "L...", que je ne connaissais pas encore il y a trois heures à peine, compte devant moi sa recette, ce que je trouve un peu culotté. Satisfait il se tourne vers moi :

- T'as mangé ?

- Ben non, pas encore.

- Viens, je t'invite, je connais un endroit où l'on nous servira encore.

Ce soir-là je venais de me faire un ami, peu gâté par la vie, handicapé de la hanche, un vieil homme généreux et solitaire, au crâne lisse et brillant à la Yul Brynner, aux yeux bleus étincelants. Il est mort un matin, à 73 ans, juste après avoir ouvert ses volets.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Lâchez-vous !
Mais en gens bien élevés tout de même...