mercredi 14 août 2024

Trop spécialisés




Hier on a trouvé le père Hubert mort, gelé, dans son comptoir. Les rats avaient commencé d'entamer ce qu'il avait de plus mou à découvert : le cou, les joues et le gras des paumes. Voici longtemps qu'on s'y attendait. Ça n'a surpris personne. Sur le fronton de sa boutique, on déchiffre encore : 

CAFÉ-VINS-LIQUEURS-HOTEL TOUT CONFORT

"Tout confort." Tu parles !

 Rue de bièvre, au 1 bis, tout près du quai. Deux étages et demi, c'est-à-dire qu'il faut être nain ou amputé à hauteur des rotules pour se tenir debout dans les soupentes. L'aspect extérieur est au moins aussi honnête que celui des autres masures de la rue. Mais dès que l'on gravit un étage, on est fixé. Les plafonds se font la malle. Les parois sont concaves ou hydropiques. Aux paliers, on bute dans des trous, des fondrières. Ici, l'élément locataire se compose (où se décompose en) cinq ménages dont trois à la colle, ce qui rassemble vingt et un enfants de deux à dix ans, sans compter ceux au maillot. Les pères ont tous un air de famille : minuscules. Aucun d'entre eux n'atteint un mètre soixante, il s'en faut. Et un postulat commun : ne foutent strictement rien, depuis beaucoup d'années. Le malheur, que voulez-vous. Tous ouvriers ou manœuvres spécialisés, mais spécialisés à ce point, et si malencontreusement, que l'emploi qu'on pourrait leur offrir ne correspond jamais à leur spécialité. Il s'en faut chaque fois d'un poil. Alors : chômage, secours, prime à la naissance, assistance par ici, assurances par là, sociales, pas sociales, dissociales...

 Avec ça on ne vit pas mal et on a pas le gosier sec. Mais payer le "popiétaire", autre histoire. Faut attendre qu'il rouscaille pour lâcher un peu de lest...

Enchantements sur Paris, Jacques Yonnet, Denoël 1957

10 commentaires:

  1. Re-mouais
    Si tout le bouquin est comme ça, on ne rigole pas. Céline a fait beaucoup mieux.
    Pangloss

    RépondreSupprimer
  2. J'ai compris : vos "Enchantements" ne sont rien d'autres que cette bonne vieille "Rue des maléfices" mais publiée sous un titre différent : bref, vous lisez deux fois le même livre...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est à la fois vrai et pas tout à fait exact : les Enchantements sont plus étoffés que La rue des Maléfices...

      Supprimer
    2. Trouvé ça chez Dame Ternette :

      « Mais Yonnet était poète, et c'est en poète qu'il rendit donc son témoignage sur ce « peuple invisible ». Témoin privilégié, il métamorphosa ses notes en un quasi-roman, presque-recueil de nouvelles qui fut d'abord publié en 1954. Les éditions Denoël avaient alors décidé de rebaptiser ce manuscrit « Enchantements sur Paris ». Les éditions Phébus, puis Payot, et de nouveau Phébus aujourd'hui, ont rétabli le titre désiré par l'auteur : Rue des maléfices.

      Jacques Yonnet ne laissa pas d'autre œuvre »

      Supprimer
    3. Pourtant il me semble bien, mais ma mémoire peut me trahir, lire dans ces Enchantements des passages que je ne me souviens pas avoir lus dans Rue des Maléfices... Enfin faut dire que c'est une lecture déjà ancienne.

      Supprimer
    4. C'est déjà beau ! Moi, vu ce qu'il me reste de mémoire, j'aurais sûrement l'impression de lire un livre totalement inédit. C'est d'ailleurs ce qui m'arrive en ce moment avec les Simenon que j'enchaîne depuis environ un mois : à part une ou deux exceptions, je les avais totalement oubliés…

      Supprimer
    5. 😂J'en suis pas encore là !
      Mais j'en prends le chemin...

      Supprimer
  3. poète, parolier, dessinateur, peintre, sculpteur, et écrivain français... hé beh dis donc !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est ce que l'on appelle un "artiste complet", mon bon bedeau... 😜

      Supprimer

Lâchez-vous !
Mais en gens bien élevés tout de même...