mercredi 5 juin 2024

Du Conseil Constitutionnel

 


FIGAROVOX/TRIBUNE - Les choix contestables du Conseil constitutionnel, comme l’aide juridictionnelle pour les immigrés, nous conduisent à une situation où le Parlement comme le peuple sont privés par un organe non élu de leur capacité de législateur, analyse Philippe Fabry, historien des institutions et des idées politiques.



Philippe Fabry est historien des institutions et des idées politiques, et avocat. Il a publié entre autres Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite (2021) Le Président absolu, la Ve République contre la démocratie (2022) et La Chute de l'empire européen (2022). Il analyse et commente l'actualité politique nationale et internationale sur sa chaîne Youtube : @PhilippeFabry.


Mai 2024 aura été un mois particulièrement déplorable pour l'image du Conseil constitutionnel en France : Laurent Fabius, expliquant la décision du mois précédent rejetant le projet de referendum d'initiative partagée des Républicains, a déclaré que «la préférence nationale […] est contraire à la Constitution» et qu'on ne pouvait « priver les personnes défavorisées (étrangères, NDLA) d'une politique de solidarité nationale ». Deux semaines plus tard, le Conseil constitutionnel déclarait inconstitutionnelle la loi refusant le bénéfice de l'aide juridictionnelle aux étrangers en situation irrégulière. Enfin, on apprenait par Mediapart que Laurent Fabius tentait d'intimider l'Ordre des avocats de Paris qui avait organisé un colloque critique de l'institution. Ces comportements à visage découvert : d'une part vision idéologique mettant en opposition droits constitutionnels et appartenance nationale, d'autre part autoritarisme et refus de la critique, expliquent cruellement les choix jurisprudentiels profondément graves du Conseil durant les six derniers mois, qui ont pour effet d'amener la Ve République au bout de sa funeste logique institutionnelle, et finalement dans une totale impasse politique.



Le 11 avril dernier, le Conseil constitutionnel a rejeté la proposition de loi des Républicains visant à soumettre à l'approbation du peuple français, par la voie du référendum d'initiative partagée, les dispositions législatives de contrôle de l'immigration censurées par le même Conseil qui, sans trancher sur le fond, les avait qualifiées de «cavaliers législatifs» dans le cadre de la «loi immigration».


Il faut comprendre que cette décision du Conseil constitutionnel, critiquée de manière souvent superficielle comme étant en opposition avec une majorité de l'opinion publique, est d'une portée bien plus redoutable en ce que, combinée à la précédente décision du mois de janvier, elle nous a fait entrer dans le stade terminal de l'histoire de la Ve république. Car le Conseil a pris résolument le parti de l'exécutif contre le législatif, amenant jusqu'à ses ultimes conséquences logiques la structure fondamentalement autoritaire de notre Constitution.


En pratique le Conseil constitutionnel a offert à la présidence de la République une méthode pour légiférer sans le Parlement, et même contre sa volonté.

Philippe Fabry

Il y a d'abord eu la décision du 25 janvier 2024, qui a virtuellement transféré le pouvoir législatif à la Présidence de la République. En effet, la loi immigration a été, sur saisie du président de la République, censurée partiellement par le Conseil constitutionnel de telle sorte qu'elle a été pratiquement ramenée, dans sa version finalement promulguée, au projet initial du gouvernement. Et cela alors que ce projet gouvernemental avait fait l'objet d'un rejet explicite des députés par la motion du 11 décembre 2023 et que la loi votée, le 19 décembre 2023, à une large majorité (349 voix pour, 186 contre, 38 abstentions) avait été négociée en commission mixte paritaire du Parlement. C'est-à-dire qu'en pratique le Conseil constitutionnel a offert à la présidence de la République une méthode pour légiférer sans le Parlement, et même contre sa volonté : il suffit désormais pour cela de faire présenter le projet qu'il veut par le gouvernement qu'il a nommé (même issu d'un parti minoritaire), accepter tous les amendements nécessaires pour faire voter le texte par les deux chambres, quitte à le transformer totalement, et, une fois voté, le faire sanctionner par le Conseil constitutionnel afin de ramener le texte à l'état initial et le promulguer dans une version qui sera juridiquement considérée comme votée par le Parlement alors qu'il ne l'aurait jamais votée telle quelle.


Le Conseil constitutionnel, prétendant défendre la Constitution contre des violations anecdotiques – des amendements dont le lien avec le texte initial était considéré comme trop indirect – a rendu une décision qui, en pratique, a abrogé la séparation des pouvoirs et confisqué le pouvoir législatif au profit de la présidence de la République. L'absolutisme présidentiel est désormais total, et si cet effet virtuel se heurte encore à une difficulté pratique, à savoir que les oppositions pourraient décider désormais d'exclure a priori toute négociation sur un texte par crainte de l'entourloupe, cela condamnerait le Parlement à être simple spectateur de l'action présidentielle, laquelle peut toujours se déployer par la seule voie réglementaire – puisqu'il semble que nous ayons accepté que l'exécutif exerce habituellement ce pouvoir sans plus demander la confiance du Parlement…


Modifier le champ d'application de l'article 11 ne servirait à rien, puisque ce n'est pas sur ce fondement que la mesure est jugée inconstitutionnelle.

Philippe Fabry

C'est pour tenter de riposter à cette forfaiture que Les Républicains, très légalistes, ont décidé de changer de stratégie et d'essayer de se tourner vers l'autre détenteur théorique du pouvoir législatif : le peuple. C'est par la voie du Référendum d'initiative partagée, outil créé en 2008, qu'ils ont choisi de procéder. Cette procédure impliquant un contrôle a priori du Conseil constitutionnel, les Républicains ont parallèlement préparé un projet de réforme constitutionnelle de l'article 11 ; en effet, il était vraisemblable que le Conseil censurerait un référendum sur l'immigration comme ne faisant pas partie du champ d'application du référendum législatif qui peut concerner uniquement les «réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation». Les Républicains définissaient dans leur projet de RIP l'immigration comme une question «sociale», et c'est sur ce point que l'on imaginait venir la censure du Conseil, après quoi les Républicains auraient tenté de faire avancer leur projet de réforme du champ d'application du référendum.



Mais le Conseil a censuré le projet sur un tout autre fondement, donnant à sa décision une tout autre portée : il a considéré que le projet de référendum était contraire au Préambule de la constitution de 1946, lequel fait partie du fameux «Bloc de constitutionnalité» au titre duquel le Conseil, depuis 1971, juge régulièrement de la conformité des lois aux «objectifs de valeur constitutionnelle» (1982). C'est-à-dire que le message envoyé aux Républicains, ou à tous ceux qui voudraient prendre des mesures légales significatives pour limiter l'immigration, notamment en limitant les droits sociaux des étrangers, est que ce sera une mesure inconstitutionnelle, et surtout qu'aucune modification constitutionnelle ne pourrait changer cela. En effet, modifier le champ d'application de l'article 11 ne servirait à rien, puisque ce n'est pas sur ce fondement que la mesure est jugée inconstitutionnelle.


Nous voici donc rendus à une situation où le Parlement comme le peuple sont privés par le Conseil constitutionnel, organe non élu, de leur capacité de législateur, et cela au nom de la Constitution.

Philippe Fabry

Or, modifier l'article 11 était une modification constitutionnelle relativement aisée : il suffisait d'ajouter «d'immigration» ou «migratoire» dans le texte existant. Certes, la procédure de modification constitutionnelle présente ses difficultés, mais la simplicité de la réforme ne les rendait pas insurmontables, en particulier vu les rapports de force au Parlement lors du vote de la loi immigration. Mais la modification qu'exigerait le contournement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est d'un tout autre ordre : il faudrait soit mettre fin à l'idée de bloc de constitutionnalité en abrogeant tout le Préambule de la constitution, pour empêcher le Conseil constitutionnel de fonder ses décisions dessus, soit supprimer le contrôle du Conseil constitutionnel lui-même – ce qui reviendrait à supprimer l'institution. Autant dire qu'il s'agirait là non pas de modifier la Constitution, mais de changer de Constitution, car ce sont des piliers fondamentaux du régime qu'il faudrait faire tomber. La décision du Conseil constitutionnel du 11 avril 2024 a donc totalement ligoté le législateur en matière d'immigration, que ce législateur soit le Parlement ou le Peuple lui-même, et proclamé que tant que la Constitution de 1958 perdurera, aucune réforme de la politique migratoire n'est possible dans le sens d'une limitation et d'un contrôle accru.


Quelle solution reste-t-il pour sortir de cette impasse ? Une motion de censure? Rien n'obligerait le président de la République à dissoudre, d'autant moins que le Conseil, on l'a vu, lui a donné les moyens de gouverner, voire de légiférer, sans majorité au Parlement.


Espérer un changement de majorité au sein du Conseil ? Compte tenu des règles de renouvellement : un tiers des neufs membres tous les trois ans, chacune des trois nominations triennales revenant respectivement au Président de la République, au président du Sénat et au président de l'Assemblée, et sachant que le prochain renouvellement aura lieu en 2025, toujours sous la présidence d'Emmanuel Macron, il faudrait attendre encore au moins deux tours de renouvellement, au plus serré, pour espérer un tel changement de majorité… soit pas avant 2031 !


Nous voici donc rendus à une situation où le Parlement comme le peuple sont privés par le Conseil constitutionnel, organe non élu, de leur capacité de législateur, et cela au nom de la Constitution. Inversement, le pouvoir législatif a été en pratique transféré au président de la République, y compris alors qu'il est minoritaire au Parlement. Comment appelle-t-on ce genre de régime ? Et comment prend-t-il généralement fin ?


SOURCE Le Figaro de ce jour. 


9 commentaires:

  1. TLDR, l'abréviation du Conseil Constitutionnel c'est le con-con, cette explication est suffisante.

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    1. M'enfin !... C'est pas si long ! Et instructif en plus.
      Con-Con, oui, mais ses décisions sont lourdes de conséquences...

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  2. L'autre jour, un film de plus dune heure et demi ("Allons au cinéma"... bin, non, si on regarde sur son ordi, on va pas au ciné !) , aujourd'hui un roman de plus de 10 000 caractères...
    Faut s'accrocher !

    bedeau

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  3. Amusant! Un organisme censé protéger la constitution, laquelle assure le bon fonctionnement des institutions démocratiques qui devient le protecteur d'un régime autoritaire non démocratique.
    Pangloss

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  4. C'était pour montrer que je croyais avoir compris. :-)
    Pangloss

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Lâchez-vous !
Mais en gens bien élevés tout de même...